Le jour de la fin du monde

Appelez-moi Jonas. C’est ce que firent mes parents, ou presque. Ils me baptisèrent John.

Jonas, John, s’ils m’avaient appelé Sam, je n’en aurais pas moins été un Jonas – non parce que j’ai souffert pour d’autres, mais parce que quelqu’un ou quelque chose m’a forcé à me trouver immanquablement en certains lieux et en temps voulu. Tantôt traditionnels, tantôt insolites, moyens de transport et motivations m’ont été fournis de telle sorte que le Jonas que j’étais fut toujours présent à la seconde et à l’endroit prévus par le plan.

Écoutez : Quand j’étais plus jeune – il y a de cela deux épouses, 250 000 cigarettes, 3 000 litres de tord-boyaux…

Quand j’étais beaucoup plus jeune, j’entrepris de réunir la matière d’un livre qui devait s’intituler le Jour de la fin du monde.

Cet ouvrage devait retracer des événements réels.

Il devait rendre compte de ce qu’avaient fait certaines personnalités américaines le jour où la première bombe atomique tomba sur Hiroshima, au Japon.

Ce devait être un livre chrétien. J’étais alors chrétien.

Maintenant, je suis bokononiste.

J’aurais été bokononiste alors s’il s’était trouvé quelqu’un pour m’enseigner les aimables et amers mensonges de Bokonon. Mais le bokononisme était inconnu au delà des plages de gros sable et des coraux acérés qui délimitent une petite île de la mer des Caraïbes, la république de San Lorenzo.

Nous autres, bokononistes, croyons que l’humanité est organisée en équipes qui accomplissent la volonté de Dieu sans jamais découvrir ce qu’elles font. Bokonon appelle ces équipes des karass, et l’agent – ou kan-kan – qui me fit entrer dans mon propre karass n’est autre que l’ouvrage que je n’ai jamais achevé, ce livre qui devait s’intituler Le Jour de la fin du monde.

 

Plaisir sans pareil

« Si vous vous apercevez que votre vie s’enchevêtre à celle de quelqu’un d’autre pour des raisons qui ne sont pas très logiques, écrit Bokonon, il est possible que cette personne fasse partie de votre karass. »

En un autre endroit des Livres de Bokonon, il nous dit : « L’homme a créé le damier ; Dieu a créé le karass. » Il entend par là qu’un karass fait fi des frontières nationales, institutionnelles, professionnelles, familiales ou de classes.

La forme du karass est aussi libre que celle de l’amibe.

Dans son « Cinquante-troisième Calypso. » Bokonon nous invite à chanter avec lui :

 

Ô, un clochard assoupi

Dans la ville impure

Un chasseur de ouistiti

Dans la jungle obscure

Et un dentiste chinois

Une reine d’Angleterre

Tous comme des petits pois

Dans la jardinière

Plaisir sans pareil

Plaisir sans pareil

Plaisir sans pareil

Tout ce monde disparate

Au sein d’un même appareil.

 

Folie

Bokonon ne met nulle part en garde contre la tentation de découvrir les limites de son propre karass et la nature du rôle que Dieu tout-puissant lui a fait jouer. Bokonon fait simplement remarquer que de telles recherches sont nécessairement incomplètes.

Dans la partie autobiographique des Livres de Bokonon, il nous livre une parabole sur la folie qu’il y a à prétendre découvrir, à prétendre comprendre :

« J’ai connu à Newport, dans le Rhode Island, une dame de confession épiscopalienne qui me demanda de tracer les plans d’une niche pour son danois et de la construire. Cette dame prétendait comprendre parfaitement Dieu et ses voies. Elle n’arrivait pas à admettre qu’on puisse se laisser déconcerter par ce qui avait été ou ce qui allait être. »

» Et pourtant, quand je lui montrai les plans de la niche que je me proposais de construire, elle me dit :

» — Je suis désolée, mais je n’ai jamais su lire un plan.

» — Donnez-le à votre mari ou à votre pasteur pour qu’ils le fassent suivre à Dieu, dis-je, et quand Dieu trouvera une minute, je suis certain qu’il vous expliquera ma niche de telle sorte que vous-même la comprendrez.

» Elle m’a mis à la porte. Je n’oublierai jamais cette femme. Elle croyait que Dieu préfère de beaucoup les gens qu’on voit dans les bateaux à voile à ceux qu’on voit dans les bateaux à moteur. Elle ne supportait pas la vue d’un ver. Quand elle en voyait un, elle hurlait.

» C’était une sotte, comme moi, comme quiconque pense voir ce que Dieu Fait » [ écrit Bokonon ].

 

Des atomes crochus

Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention de faire figurer dans ce livre autant de membres de mon karass que possible, et j’entends examiner tous les indices tendant à expliquer avec quelque insistance ce que diable nous avons bien pu, collectivement parlant, fabriquer sur terre.

Je ne me propose pas de faire de ce livre une brochure en faveur du bokononisme. Toutefois, j’aimerais exprimer à son sujet une mise en garde bokononiste. Les Livres de Bokonon commencent par cette phrase :

« Toutes les vérités que je vais vous dire sont des mensonges éhontés. »

Et voici ma mise en garde bokononiste :

Celui qui est incapable de comprendre comment une religion utile peut être fondée sur des mensonges, celui-là ne comprendra pas non plus ce livre.

Ainsi soit-il.

 

Mais revenons à mon karass.

Il comprend sûrement les trois enfants du Dr Felix Hoenikker, un de ceux qu’on appelle les « pères » de la première bombe atomique. Le Dr Hoenikker lui-même faisait sans aucun doute partie de mon karass, bien qu’il soit mort avant que mes sinookas, les atomes crochus de ma vie, aient commencé à se mêler à ceux de ses fils.

Le premier de ses héritiers à avoir été atteint par mes sinookas fut Newton Hoenikker, le plus jeune de ses trois enfants, le cadet de ses deux fils. En lisant le bulletin trimestriel de mon association d’étudiants, The Delta Upsilon Quarterly, j’appris que Newton Hoenikker, fils du prix Nobel de physique Felix Hoenikker, avait prêté serment de novice devant mon chapitre, celui de l’université Cornell.

J’écrivis donc à Newt la lettre suivante :

 

Cher M. Hoenikker,

Ou devrais-je dire : Cher Frère Hoenikker ?

Je suis un Delta Upsilon de Cornell et je gagne ma vie comme écrivain et journaliste indépendant. Je suis en train de réunir la matière d’un livre ayant trait à la première bombe atomique. Ce livre se limitera aux événements qui se sont produits le 6 août 1945, jour où la bombe est tombée sur Hiroshima.

Étant donné qu’on s’accorde généralement à voir en votre père un des principaux artisans de cette bombe, je vous serais très reconnaissant de toute anecdote dont vous voudriez bien me faire part au sujet de ce qui c’est passé dans votre maison paternelle le jour où la bombe a été lancée.

À mon grand regret, je dois avouer que je n’en connais pas autant que je le devrais sur votre illustre famille, et que j’ignore donc si vous avez des frères et des sœurs. Auquel cas, j’aimerais beaucoup avoir leur adresse afin de leur envoyer des requêtes analogues.

Je me rends bien compte que vous étiez fort jeune lorsque la bombe est tombée, ce qui est tout aussi bien. Mon livre soulignera l’aspect humain, plutôt que technique, de la bombe, de telle sorte que des souvenirs de cette journée vus à travers le regard d’un « bébé » – si vous me passez l’expression – y trouveront parfaitement leur place.

Ne vous souciez pas des questions de style et de forme. Laissez-moi le soin de tout cela. Contentez-vous de me donner la substance même de votre histoire.

Il va sans dire qu’avant la publication, je soumettrai à votre approbation la version définitive.

Fraternellement vôtre.

 

Lettre d’un C.P.E.M.

À quoi Newt répondit :

Je suis désolé d’avoir tant tardé à vous écrire. Le livre que vous préparez a l’air très intéressant. J’étais si jeune quand on a lancé la bombe que je ne crois pas pouvoir vous être d’un grand secours. À vrai dire, vous devriez interroger mon frère et ma sœur, qui sont tous deux plus âgés que moi Ma sœur est Mme Harrison C. Conners, 4918 North Meridian Street, à Indianapolis, Indiana. C’est également là que je suis maintenant domicilié. Je pense qu’elle se fera un plaisir de vous venir en aide. Personne ne sait où est mon frère Frank. Il a disparu juste après les obsèques de mon père, il y a deux ans, et personne depuis n’a eu de ses nouvelles. Pour autant qu’on sache, il est peut-être mort à l’heure actuelle.

Je n’avais que six ans quand on a lancé la bombe atomique sur Hiroshima, de telle sorte que tout ce que je me rappelle au sujet de cette journée, on m’a aidé à m’en souvenir.

Je me rappelle que je jouais sur le tapis du living-room, devant le cabinet de mon père, à Ilium, dans l’État de New York. Par la porte du bureau ouverte, je voyais mon père. En pyjama et robe de chambre, il fumait un cigare et jouait avec une boucle de ficelle. Papa n’était pas allé au laboratoire ce jour-là, il était resté à la maison en pyjama. Il restait à la maison quand il le voulait.

Vous savez que papa a fait pratiquement toute sa carrière au laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies d’Ilium. Lorsque a été lancé le Projet Manhattan, c’est-à-dire la préparation de la bombe, il n’a pas voulu quitter Ilium pour y participer. Il a dit qu’il n’y collaborerait que si on lui laissait le choix du lieu de travail La plupart du temps, cela voulait dire la maison. En dehors d’Ilium, le seul endroit où il aimait aller était notre petite maison de campagne du cap Cod. C’est au cap Cod qu’il est mort, un 24 décembre. Vous savez probablement cela aussi.

Quoi qu’il en soit, le jour de la bombe, je jouais donc sur le tapis devant son cabinet de travail. Angela, ma sœur, me dit que je jouais alors des heures durant avec de petits camions en imitant le bruit du moteur, « brrr, brrr, brrr » tout le temps. J’imagine donc que je devais être en train de faire « brrr, brrr, brrr » le jour de la bombe, tandis que dans son bureau, papa jouait avec une ficelle nouée en boucle.

Il se trouve que je sais d’où provenait la ficelle avec laquelle il jouait. Peut-être pourrez-vous utiliser ce détail quelque part dans votre livre. Papa l’avait trouvée autour d’un manuscrit de roman que lui avait envoyé un prisonnier. C’était un roman sur la fin du monde en l’an 2000, et le titre en était 2000, An de Grâce. On y racontait comment des savants fous avaient fabriqué une bombe formidable qui anéantissait le monde entier. Il y avait une énorme orgie sexuelle quand tout le monde apprenait que c’allait être la fin du monde, après quoi Jésus-Christ lui-même apparaissait dix secondes avant l’explosion. L’auteur s’appelait Marvin Sharpe Holderness, et dans la lettre accompagnant le manuscrit, il disait à papa qu’il était en prison pour avoir tué son frère. Il envoyait son manuscrit à papa parce qu’il ne parvenait pas à imaginer le genre d’explosif qu’il fallait mettre dans la bombe. Il pensait que papa aurait peut-être une idée.

Je ne vous dis pas que j’ai lu ce livre à six ans. Il a traîné pendant des années à la maison. Frank, mon frère, se l’était approprié à cause des passages obscènes, et il le cachait dans ce qu’il appelait son coffre-fort mural dans sa chambre. En réalité, ce n’était pas un coffre-fort, mais la gaine d’évacuation d’un vieux poêle, avec son rabat de fer-blanc. Frank et moi avons bien dû lire mille fois la description de l’orgie quand nous étions enfants. Nous avons gardé ce livre pendant des années, jusqu’à ce que ma sœur Angela le découvre. Après l’avoir lu, elle a déclaré que c’était absolument dégoûtant, et elle l’a brûlé ainsi que la ficelle. Elle était une mère pour Frank et moi, notre véritable mère étant morte à ma naissance.

Je suis bien certain que papa n’a jamais lu ce livre. Je ne crois pas qu’il ait jamais lu un roman ni même une nouvelle de toute sa vie, du moins depuis sa tendre enfance. Il ne lisait même pas son courrier, ni les journaux ni les magazines. Je suppose qu’il lisait beaucoup de revues techniques, mais pour vous dire la vérité, je ne me rappelle pas avoir jamais vu mon père lire quoi que ce soit.

Je vous disais donc que tout ce qui l’intéressait dans ce manuscrit, c’était la ficelle. Il était ainsi. On ne pouvait jamais deviner ce qui allait l’intéresser l’instant suivant. Le jour de la bombe, c’était une ficelle.

Avez-vous jamais lu le discours qu’il a prononcé lorsqu’il a accepté le prix Nobel ? Le voici, en entier : Mesdames et messieurs. Si je suis ici devant vous, c’est que je n’ai jamais cessé de musarder comme un enfant de huit ans sur le chemin de l’école par une belle matinée de printemps. Un rien suffit pour que je m’arrête, que je regarde, que je m’émerveille, j’apprenne parfois. Je suis très heureux. Merci.

Donc, papa a regardé cette boucle de ficelle pendant un moment, puis ses doigts se sont mis à jouer. Ils ont formé avec la ficelle la figure qu’on appelle le « berceau du chat ». J’ignore où papa avait appris à le faire. Auprès de son propre père, peut-être. Il faut vous dire que son père était tailleur, et que le fil et la ficelle ne devaient donc pas manquer à la maison quand papa était petit.

C’est la seule fois que j’ai vu mon père s’occuper à quelque chose qui s’approche d’un jeu au sens où tout le monde l’entend. Il ne voyait pas du tout l’intérêt des tours, des jeux et des règles inventés par d’autres. Dans un album de coupures de presse que ma sœur Angela tenait à jour, on voyait un extrait du magazine Time dans lequel quelqu’un demandait à papa à quoi il jouait pour se détendre, Pourquoi m’encombrerais-je de jeux préfabriqués, répondait mon père, quand il y en a tant de réels autour de moi ?

Il a dû s’étonner d’avoir réussi le berceau du chat, et cela lui a peut-être rappelé son enfance. Tout d’un coup, il est sorti de son bureau et, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, il a essayé de jouer avec moi. Non seulement il n’avait jamais joué avec moi, mais il ne m’avait pour ainsi dire jamais parlé.

Il s’est agenouillé sur le tapis près de moi a découvert ses dents et a agité devant mon visage cet enchevêtrement de ficelle. « Tu vois ? Tu vois ? Tu vois ? Le berceau du chat. Tu vois le berceau du chat ? Tu vois où le gentil matou fait dodo ? Miaou, miaou. »

Ses pores avaient l’air énormes, comme des cratères lunaires. Un poil dru sortait de ses oreilles et de ses narines. Son haleine chargée de fumée de cigare évoquait la bouche de l’Enfer. De si près, mon père était ce que j’avais jamais vu de plus laid J’en rêve constamment.

Puis il s’est mis à chanter : Dodo, minet, en haut de l’arbre ; quand le vent se lèvera, le berreceau se balancera ; si la branche casse, le berreceau tombera ; patatras, berreceau, minet et le reste.

J’ai éclaté en larmes, je me suis relevé d’un bond et me suis précipité hors de la maison.

Je dois arrêter là ma lettre. Il est plus de 2 heures du matin. Mon camarade de chambre vient de se réveiller et il s’est plaint du bruit que fait ma machine à écrire.

 

Combats d’Insectes

Le lendemain matin, Newt reprit sa lettre comme suit :

 

Le lendemain matin. Me revoilà, frais comme un gardon après huit heures de sommeil. L’immeuble de mon association d’étudiants est maintenant très calme. Tout le monde est aux cours, sauf moi. Je suis grandement privilégié. Je n’ai plus à suivre les cours. J’ai été recalé la semaine dernière au C.P.E.M. On a eu raison de me coller. J’aurais fait un bien piètre médecin.

Quand j’aurai terminé cette lettre, je crois que j’irai au cinéma. Ou alors, si le soleil se montre, j’irai peut-être me promener dans une des gorges. N’est-ce pas qu’elles sont belles, les gorges ? Cette année, deux filles y ont fait le saut, main dans la main. Elles n’avaient pas été admises dans l’association d’étudiantes de leur choix, Tri-Delta.

Mais revenons au 6 août 1945. Ma sœur Angela m’a souvent répété que j’avais réellement fait de la peine à mon père ce jour-là, en refusant d’admirer le berceau du chat et de rester sur le tapis avec lui à l’écouter chanter. Peut-être lui ai-je fait de la peine, mais je ne crois pas lui en avoir fait beaucoup. De tous les hommes qui aient jamais vécu, il était un des mieux cuirassés. On ne pouvait l’atteindre, pour la bonne raison que les êtres humains ne l’intéressaient pas. Je me souviens qu’une fois, un an à peu près avant sa mort, j’ai essayé d’obtenir de lui qu’il me parle de ma mère. Il a été incapable de se rappeler quoi que ce soit à son sujet.

Avez-vous entendu parler de la fameuse histoire du petit déjeuner, le jour même où maman et papa s’embarquaient pour la Suède où les attendait le prix Nobel ? Elle est parue dans le Saturday Evening Post, je ne sais plus quand Maman avait préparé un copieux breakfast. Quand elle a desservi, elle a trouvé à côté de la tasse de café de papa trente-huit cents en petite monnaie. Il lui avait donné un pourboire.

Après avoir blessé si cruellement mon père – si tant est que je l’aie fait – j’ai couru dans le jardinet. Je ne savais pas où aller, mais j’ai bientôt trouvé mon frère Frank sous un gros massif de spirées. Frank avait alors douze ans, et je n’ai pas été surpris de le trouver là. Il passait beaucoup de temps sous ce massif lorsqu’il faisait chaud. Tout comme un chien, il se creusait un trou dans la terre fraîche autour des racines. Et l’on ne savait jamais ce que Frank avait emporté sous le massif.

Tantôt, c’était un livre obscène, tantôt une bouteille de xérès de cuisine. Le jour où la bombe est tombée, Frank avait une cuiller à soupe et un bocal à cornichons. Il était occupé à faire entrer dans le bocal au moyen de la cuiller, différentes sortes d’insectes qu’il faisait se battre.

Le combat des insectes était si intéressant que j’ai tout de suite cessé de pleurer et que j’ai tout oublié du pater. Je ne me rappelle pas quels étaient les protagonistes qui s’affrontaient ce jour-là, mais je me souviens d’autres combats d’insectes organisés par la suite : un énorme lucane contre une centaine de fourmis rouges, un mille-pattes contre trois araignées, des fourmis rouges contre les fourmis noires. Les insectes ne se battent pas si l’on cesse de secouer le bocal. Et c’est ce que faisait Frank ; il secouait le bocal d’un mouvement répété.

Un peu plus tard, Angela est venue me chercher. Elle a soulevé un pan de la spirée : « Ah ! Te voilà, toi ! » Et elle a demandé à Frank ce qu’il fabriquait, « Je fais des expériences », a-t-il dit. C’est ce que répondait Frank chaque fois qu’on lui demandait ce qu’il fabriquait : « Des expériences. »

Angela avait alors vingt-deux ans. Depuis l’âge de seize ans, depuis la mort de maman, depuis ma naissance, elle était le véritable chef de notre famille. Elle disait volontiers qu’elle avait trois enfants, moi, Frank et papa. Elle n’exagérait pas, d’ailleurs. Je me souviens de certains matins, lorsqu’il faisait froid, où Frank, papa et moi étions alignés dans l’entrée devant Angela qui nous emmitouflait tous les trois en nous traitant exactement de la même façon. La seule différence, c’est que j’allais au jardin d’enfants et Frank au lycée, tandis que papa allait fabriquer la bombe atomique. Je me rappelle un matin de ce genre où la chaudière à mazout était en panne, la tuyauterie gelée et la voiture rebelle au démarrage. Nous étions assis dans la voiture tandis que Angela s’acharnait sur le démarreur. Quand la batterie s’est tue, papa a élevé la voix. Savez-vous ce qu’il a dit ?

— Je me demande, pour les tortues…

— Qu’est-ce que tu te demandes ? a fait Angela.

— Quand elles rentrent leur tête, est-ce que leur colonne vertébrale s’arque ou se contracte ?

Angela, soit dit en passant, est une des obscures héroïnes de la bombe atomique, et je ne crois pas qu’on ait jamais rapporté cette histoire. Peut-être vous sera-t-elle utile. Après l’incident des tortues, papa s’est tellement passionné pour elles qu’il en a cessé de travailler à la bombe atomique. Finalement, des responsables du Projet Manhattan sont venus à la maison demander à Angela ce qu’il fallait faire. Elle leur a dit d’emporter les tortues de papa. C’est ainsi qu’ils se sont introduits de nuit dans son laboratoire pour voler les tortues et l’aquarium. Papa n’a jamais dit un mot à propos de la disparition de ses tortues. En arrivant au travail le lendemain, il a cherché quelque prétexte à jeu et à méditation, et tout ce qu’il a trouvé sous la main pour jouer et méditer avait quelque chose à voir avec la bombe atomique.

Lorsque Angela est venue me dénicher sous la spirée, elle a voulu savoir ce qui s’était passé entre papa et moi. Je n’ai su que répéter à plusieurs reprises combien il était laid et à quel point je le détestais. Alors, elle m’a giflé. « Comment oses-tu parler ainsi de ton père ? C’est un des plus grands hommes qui aient jamais vécu ! Aujourd’hui, il a gagné la guerre ! Te rends-tu compte ? »

« Il a gagné la guerre ! » Et elle m’a donné une autre gifle.

Je ne lui fais pas reproche de m’avoir giflé. Papa était tout ce quelle avait. Angela n’avait pas d’amoureux, pas d’amis du tout. Elle n’avait qu’une distraction : elle jouait de la clarinette.

Je lui ai redit encore une fois combien je détestais mon père ; elle m’a re-giflé ; alors, Frank est sorti de sa cachette et lui a donné un coup de poing dans l’estomac qui lui a fait terriblement mal. Elle est tombée à la renverse et s’est roulée par terre. Quand elle a retrouvé son souffle, elle s’est mise à pleurer et à appeler papa à pleine gorge. « Il ne viendra pas », a dit Frank en se moquant d’elle. Frank avait raison. Papa a passé la tête à la fenêtre et nous a regardés, Angela et moi, en train de nous rouler par terre en braillant sous le regard de Frank, hilare. Le pater a rentré la tête et n’a jamais demandé par la suite les raisons de ce tapage. Il n’était pas spécialiste des êtres humains.

Est-ce que cela vous va ? Cela vous aide-t-il pour votre livre ? Il faut dire que vous m’avez restreint en me demandant de m’en tenir au jour de la bombe. Il existe bien d’autres bonnes anecdotes au sujet de la bombe et de papa, qui se rattachent à d’autres dates. Par exemple, connaissez-vous l’histoire du jour où l’on a procédé au premier essai nucléaire, à Alamogordo ? Une fois que la bombe eut explosé, quand il devint certain que l’Amérique était capable de rayer une grande ville de la carte au moyen d’une seule bombe, un des savants présents se tourna vers papa et déclara : « La science connaît désormais le péché. » Et savez-vous ce que répondit papa ? « Qu’est-ce que le péché ? »

Bien cordialement,

Newton Hoenikker.

 

Les illustres Hoenikker

Newt ajoutait à sa lettre ces trois post-scriptum :

 

P.-S. Je ne peux pas signer « fraternellement vôtre » parce qu’on me refuse d’être votre frère par les diplômes. Je n’étais que novice et l’on me retirera désormais jusqu’à ce privilège.

P.P.S. Vous qualifiez notre famille « d’illustre », et je crois que vous commettriez peut-être une erreur en l’écrivant dans votre livre. Ainsi, je suis un nain : je mesure un mètre vingt. Quant à mon frère Frank, la dernière fois qu’on a entendu parler de lui, il était recherché par la police d’État de Floride, le F.B.I. et le fisc pour trafic d’automobiles volées vers Cuba, à bord de péniches de débarquement des surplus militaires. Il me semble donc évident qu’« illustre » n’est pas tout à fait le mot qui convient. « Fascinante » est probablement plus proche de la vérité.

P.-P.-P.-S. Vingt-quatre heures plus tard Je viens de relire cette lettre et je vois par où elle pourrait donner l’impression que je n’ai rien d’autre à faire que de traîner ici et là en évoquant de tristes souvenirs et en m’apitoyant sur moi-même. En réalité, je suis très heureux et je le sais. Je suis sur le point d’épouser une merveilleuse petite fille. Il y a en ce monde assez d’amour pour tous si l’on veut bien se donner la peine de regarder autour de soi. J’en suis la preuve.

 

Les amours de Newt et de Zinka

Newt ne me disait pas qui était sa petite amie. Mais quinze jours après qu’il m’eut écrit, toute la nation savait qu’elle s’appelait Zinka. Zinka tout court. On ne lui connaissait pas de nom de famille.

Zinka était une naine ukrainienne, danseuse aux ballets Borzoi. Il se trouve que Newt assista à une représentation de cette compagnie à Indianapolis, avant d’aller à l’université Cornell. Puis, la troupe vint se produire à Cornell même. À la fin de la représentation, le petit Newt attendait à l’entrée des artistes avec une douzaine de roses à longues tiges, des American Beauties.

Les journaux s’intéressèrent à l’affaire lorsque la petite Zinka, ayant demandé l’asile politique aux Etats-Unis, disparut avec le petit Newt.

Une semaine plus tard, la petite Zinka se présentait à l’ambassade russe. Elle déclara que les Américains étaient trop matérialistes et dit vouloir retourner dans son pays.

Newt, lui, trouva refuge chez sa sœur, à Indianapolis. Il fit une brève déclaration à la presse :

— Il s’agit d’une affaire personnelle, dit-il. D’une affaire de cœur. Je n’ai pas de regrets. Ce qui s’est passé n’intéresse personne d’autre que Zinka et moi.

Or, à Moscou, en enquêtant dans les milieux chorégraphiques, un reporter américain entreprenant fit une découverte peu galante : contrairement à ce qu’elle prétendait, Zinka n’avait pas vingt-trois ans.

Elle était âgée de quarante-deux ans. Autant dire qu’elle aurait pu être la mère de Newt.

 

Vice-président responsable des volcans

Je travaillai mollement à mon livre sur le jour de la bombe.

Un an plus tard environ, deux jours avant Noël, les besoins d’un article à écrire me firent passer par Ilium, où le Dr Felix Hoenikker avait accompli la plus grande part de ses travaux, et où le petit Newt, Frank et Angela avaient été élevés et éduqués.

Je fis halte à Ilium pour fureter.

Il n’y avait plus à Ilium de Hoenikker vivants, mais beaucoup d’habitants de la ville se targuaient d’avoir bien connu le père et ses trois singuliers enfants.

Je pris rendez-vous avec le Dr Asa Breed, vice-président du laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies. Je suppose que le Dr Breed faisait partie de mon karass ; pourtant, je lui fus presque d’emblée antipathique.

« Les sympathies et les antipathies n’ont rien à voir avec la question », nous prévient Bokonon – ce qu’on oublie facilement.

— Je crois savoir que vous avez eu autorité sur le Dr Hoenikker pendant presque toute sa carrière, dis-je à Breed au téléphone.

— Sur le papier, fit-il.

— Je ne comprends pas.

— Si vraiment j’ai eu autorité sur Felix, dit le Dr Breed, alors je suis prêt à assumer la responsabilité des volcans, des marées et des migrations d’oiseaux comme de lemmings. Cet homme était une force de la nature qu’aucun mortel ne pouvait contrôler.

 

Agent secret X-9

Le Dr Breed me fixa rendez-vous pour le lendemain, de bonne heure. Il passerait me prendre à mon hôtel en se rendant à son travail, dit-il, ce qui me faciliterait l’entrée du laboratoire sévèrement gardé.

J’avais donc une nuit à tuer. Je me trouvais déjà entre l’alpha et l’oméga de la vie nocturne d’Ilium, à l’hôtel Del Prado dont le bar, le Cap Cod, était le rendez-vous des putains.

Il se trouva – il devait se trouver, dirait Bokonon – que la putain qui était à côté de moi au bar ainsi que le barman qui me servait étaient tous deux d’anciens camarades de lycée de Franklin Hoenikker, le bourreau d’insectes, le deuxième enfant de la famille, le fils disparu.

La putain, qui me dit s’appeler Sandra, me proposa des délices introuvables ailleurs que place Pigalle et qu’à Port-Saïd. Je lui dis que cela ne m’intéressait pas, et elle eut assez d’esprit pour déclarer qu’elle n’y tenait pas vraiment, elle non plus. La suite des événements devait montrer que nous avions tous deux surestimé notre apathie, mais pas de beaucoup.

Avant de prendre la mesure de nos élans passionnels, toutefois, nous bavardâmes. De Frank Hoenikker et de Hoenikker père. Un peu d’Asa Breed. De la Compagnie générale des forges et fonderies. Du pape et du contrôle des naissances, de Hitler et des juifs. Des fumistes et des imposteurs. De la vérité. Des gangsters. Des affaires. Nous parlâmes des types sympas qui passent à la chaise électrique et des salauds de riches qui y coupent. Des chrétiens pratiquants affligés de perversions sexuelles. Bref, de tas de choses.

Nous bûmes beaucoup trop.

Le barman était très gentil avec Sandra. Il l’aimait bien. Il la respectait. J’appris de lui qu’elle avait été présidente du comité des couleurs de classe au lycée d’Ilium. Chaque classe, m’expliqua-t-il, devait choisir ses propres couleurs dès la première année et leur faire honneur par la suite.

— Quelles couleurs avez-vous choisies ? demandai-je à Sandra.

— Orange et noir.

— C’est chouette comme couleurs.

— Oui, je trouvais.

— Et Frank Hoenikker, faisait-il partie du comité des couleurs de classe ?

— Il ne faisait partie de rien, laissa tomber Sandra avec mépris. Il n’appartenait à aucun comité, à aucune équipe sportive, et il ne sortait jamais de filles. Je ne crois pas qu’il ait même jamais adressé la parole à une fille. Nous l’appelions l’agent secret X-9(Célèbre héros de bande dessinée).

— X-9 ?

— Vous savez bien… il donnait toujours l’impression d’être entre deux rendez-vous clandestins ; il ne parlait jamais à personne.

— Peut-être avait-il réellement une vie secrète très riche, suggérai-je.

— Mon œil.

— Mon œil, ricana le barman. Il était de ces gosses qui passent leur temps à construire des modèles réduits d’avions et à se branler.

 

La Protéine

— C’est lui qui était censé faire le discours de remise des diplômes, dit Sandra.

— Qui ça ? fis-je.

— Le Dr Hoenikker – le père.

— Qu’a-t-il raconté ?

— Il n’est pas venu.

— Alors on vous a remis vos diplômes sans discours ?

— Oh, nous avons quand même eu droit à une allocution. Le Dr Breed, celui que vous allez voir demain, est arrivé tout essoufflé et il a fait un laïus.

— Qu’a-t-il raconté ?

— Qu’il espérait que nous serions nombreux à faire carrière dans la science, dit-elle. (Elle ne voyait là rien de drôle. Elle se rappelait une leçon qui l’avait impressionnée, et elle la répétait en tâtonnant, consciencieusement.) Il a dit que le monde souffrait de…

Elle dut s’arrêter pour réfléchir.

— Que le monde souffrait, reprit-elle en hésitant, de ce que les hommes étaient encore superstitieux au lieu d’être scientifiques. Il a dit que si chacun se consacrait plus à l’étude de la science, le monde se porterait mieux.

— Il a dit que la science allait un jour découvrir le secret fondamental de la vie, intervint le barman. (Il se gratta la tête et plissa le front.) Est-ce que je n’ai pas lu dans le journal l’autre jour qu’ils avaient fini par trouver ce que c’était ?

— J’ai raté ça, murmurai-je.

— J’ai vu ça, dit Sandra. Il y a deux ou trois jours.

— Oui, dit le barman.

— Et quel est-il, ce secret de la vie ? demandai-je.

— J’ai oublié, dit Sandra.

— La protéine, déclara le barman. Ils ont découvert quelque chose à propos de la protéine.

— Ah oui, c’est ça, dit Sandra.

 

Suprême de fin du monde

Un barman plus âgé vint se mêler à la conversation qui se déroulait au Cap Cod, le bar de l’hôtel Del Prado. Lorsqu’il apprit que j’écrivais un livre sur ce qui s’était passé le jour de la bombe, il me raconta comment il avait vécu cette journée, au bar, à l’endroit même où nous bavardions. Il avait un accent nasal à la W.C. Fields et un nez comme une fraise géante primée dans un concours.

— Le bar ne s’appelait pas encore le Cap Cod, dit-il. Nous n’étions pas entourés de toutes ces conneries de filets de pêche et de coquillages. À l’époque, c’était le Teepee Navajo. Les murs étaient décorés de couvertures indiennes et de crânes de vaches. Il y avait des petits tam-tams sur les tables. Les clients étaient censés taper dessus pour se faire servir. On a voulu me faire porter une coiffe de guerre en plumes, mais je n’ai pas marché. Un jour, un véritable Navajo est venu et il m’a dit que les Indiens Navajo ne vivaient pas dans des teepees. « C’est de la connerie, je lui ai dit. Tant pis. » Avant ça, c’était le Salon Pompéi, avec des moulages en plâtre partout. Ils peuvent bien changer le nom du bar, ils n’ont jamais changé cette connerie d’éclairage. Ni les cons qui le fréquentent ni cette connerie de ville. Le jour où ils ont lancé sur les Japonais cette connerie de bombe, un clochard est entré dans l’espoir d’avoir un verre à l’œil. Il voulait que je lui paie à boire en l’honneur de la fin prochaine du monde. Alors je lui ai fabriqué un « Suprême de fin du monde » : un quart de litre de crème de menthe dans un ananas évidé, plus de la crème fouettée et une cerise par là-dessus. « Tiens, pauvre couillon, je lui ai dit, tu ne pourras pas raconter que je n’ai jamais rien fait pour toi. » Un autre type s’est amené en annonçant qu’il donnait sa démission du laboratoire de recherche. Il a dit que tout ce qu’entreprenait un scientifique finissait régulièrement par devenir une arme, quoi qu’il arrive, et qu’il ne voulait plus se faire le complice des politiciens et de leurs conneries de guerres. Il s’appelait Breed. Je lui ai demandé s’il était apparenté au directeur de cette connerie de laboratoire de recherche. Il m’a dit : « Je veux. Je suis son con de fils. »

 

La dernière escale

Mon Dieu, que cette ville est laide !

 

« Mon Dieu, dit Bokonon, que toutes les villes sont laides ! »

À travers un manteau figé de smog, une neige fondue tombait sur Ilium. L’heure était matinale, et dans la conduite intérieure du Dr Asa Breed, je me sentais vaguement malade, encore un peu ivre de la veille. Le Dr Breed conduisait sa Lincoln, dont les roues se prenaient de temps à autre dans les rails d’un réseau de tramway depuis longtemps abandonné.

Breed était un vieil homme tout rose, très prospère, admirablement bien habillé. Ses façons étaient civilisées, optimistes, efficaces, sereines. Par contraste, je me sentais hérissé, malsain, cynique. J’avais passé la nuit avec Sandra.

Il me semblait que mon âme empestait comme du poil de chat en train de brûler.

Je jugeais tous les hommes sans indulgence, et je connaissais plusieurs détails assez sordides au sujet du Dr Asa Breed, des choses que Sandra m’avait dites.

Selon Sandra, il ne fait de doute pour personne à Ilium que le Dr Breed avait aimé la femme de Felix Hoenikker. La plupart des gens pensaient que Breed était le père des trois enfants Hoenikker.

— Vous êtes déjà venu à Ilium ? me demanda soudainement le Dr Breed.

— Non, c’est la première fois.

— C’est une ville familiale.

— Pardon ?

— On n’y trouve pas grand-chose en fait de distractions nocturnes. Chacun centre sa vie sur sa famille et son foyer.

— Voilà qui me paraît très sain.

— En effet. Nous avons fort peu de délinquance juvénile.

— Je vous félicite.

— Ilium a une histoire fort intéressante, savez-vous ?

— C’est très intéressant.

— C’était autrefois la dernière escale, savez-vous ?

— Pardon ?

— Avant la migration vers l’Ouest.

— Ah !

— Les pionniers s’équipaient ici.

— C’est très intéressant.

— L’ancienne prison se trouvait à peu près à l’emplacement actuel du laboratoire de recherche. C’est là que se déroulaient les exécutions publiques pour tout le comté.

— J’imagine que le crime ne payait pas mieux alors qu’aujourd’hui.

— En 1872, on y a pendu un homme qui avait commis vingt-six meurtres. Je pense souvent qu’on devrait écrire un livre sur lui, un de ces jours. George Minor Moakely. Il a chanté sur l’échafaud. Une chanson qu’il avait composée pour l’occasion.

— Quel genre de chanson ?

— Si ça vous intéresse vraiment, vous en trouverez les paroles à la Société Historique.

— Je me demandais seulement de quoi elle avait l’air.

— Il n’a pas montré le moindre remords.

— Il y a de drôles de numéros, tout de même.

— Vous vous rendez compte ! s’exclama le Dr Breed. Il avait vingt-six cadavres sur la conscience !

— On croit rêver, fis-je.

 

Quand les automobiles avaient des vases en cristal

Ma tête douloureuse branla sur mon cou raidi. Les roues de la Lincoln bien lustrée venaient une fois de plus de se prendre dans les rails du tramway.

Je demandai au Dr Breed combien d’employés essayaient d’arriver à 8 heures du matin à la Compagnie générale des forges et fonderies. Trente mille.

Aux carrefours, des agents en cape cirée jaune contredisaient de leurs mains gantées de blanc les indications des signaux lumineux.

Sous la neige fondue, aveuglants fantômes, les feux de signalisation continuaient absurdement à dicter leurs ordres à un glacier d’automobiles. Vert, passez. Rouge, stoppez. Orange, changement et prudence.

Le Dr Breed me dit qu’un beau matin, alors qu’il était très jeune, le Dr Hoenikker avait carrément abandonné sa voiture en plein milieu du trafic d’Ilium.

— En cherchant à découvrir ce qui bloquait la circulation, la police a trouvé la voiture de Felix au beau milieu de l’embouteillage, avec le moteur qui tournait, un cigare allumé dans le cendrier, des fleurs fraîches dans les vases…

— Les vases ?

— C’était une Marmon, de la taille d’une petite locomotive. À l’intérieur, contre les portières, il y avait des petits vases en cristal taillé dans lesquels la femme de Felix disposait chaque matin des fleurs fraîches… Cette voiture était donc immobilisée en plein trafic…

— Comme la Marie-Céleste, suggérai-je.

— Les agents l’ont fait enlever. Ils savaient à qui elle appartenait et ils ont téléphoné très poliment à Felix pour lui dire où il pouvait venir la chercher. Felix leur a dit qu’ils pouvaient la garder, qu’il n’en voulait plus.

— Et ils l’ont gardée ?

— Non. Ils ont téléphoné à sa femme, qui est venue chercher la Marmon.

— Comment s’appelait-elle, à propos ?

— Emily.

Le Dr Breed se passa la langue sur les lèvres, le regard absent, puis il répéta le nom de cette femme morte depuis si longtemps. « Emily. »

— À votre avis, y aurait-il une objection à ce que j’utilise l’histoire de la Marmon dans mon livre ? demandai-je.

— Non, à condition que vous n’utilisiez pas la fin.

— La fin ? fis-je.

— Emily n’avait pas l’habitude de conduire la Marmon. Elle a eu un grave accident en rentrant. Une lésion du bassin…

La circulation s’était totalement figée. Le Dr Breed ferma les yeux et ses mains se crispèrent sur le volant.

— C’est pour cela qu’elle est morte en mettant au monde le petit Newt.

 

Joyeux Noël

Le laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies se trouvait près de l’entrée principale des usines, à une rue du parking des cadres où le Dr Breed avait laissé sa voiture. Je demandai au Dr Breed combien d’employés travaillaient au laboratoire.

— Sept cents, me répondit-il, mais en réalité, il y a moins d’une centaine de chercheurs proprement dits. Les six cents autres employés sont tous plus ou moins des gardiens chargés de l’entretien des lieux. Et moi, je suis le gardien-chef.

Quand nous fûmes mêlés à la marée humaine qui avançait entre les bâtiments de la compagnie, une femme, derrière nous, souhaita un joyeux Noël au Dr Breed. Celui-ci se retourna, scruta d’un regard indulgent cette mer de méduses et en identifia une, Miss Francine Pefko, comme étant celle qui avait formulé le souhait. Miss Pefko, vingt ans, un joli visage vide et de la santé, était terne et banale.

En l’honneur de la suavité qui est de mise au moment de Noël, le Dr Breed invita Miss Pefko à se joindre à nous. Il me la présenta comme la secrétaire du Dr Nilsak Horvath. Puis il m’apprit qui était Horvath.

— C’est le célèbre chimiste des surfaces, dit-il, celui qui fait des prodiges avec des revêtements protecteurs.

— Et où en est la chimie des surfaces ? demandai-je à Miss Pefko.

— Mince alors, dit-elle, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Moi, je tape ce qu’il me dit de taper.

Et elle s’excusa d’avoir dit « Mince ».

— Oh, je crois que vous en comprenez plus que vous ne le laissez paraître, dit le Dr Breed.

— Oh non alors !

Miss Pefko n’avait pas l’habitude de bavarder avec quelqu’un d’aussi important que le Dr Breed, et elle était embarrassée. Elle marchait d’un pas affecté, de plus en plus raide, qui lui donnait l’air d’un poulet. Son sourire se figeait tandis qu’elle fouillait son esprit à la recherche de quelque chose à dire et n’y trouvait rien que des Kleenex usagés et des bijoux de fantaisie.

— Et alors… ? grommela le Dr Breed avec effusion. Comment nous trouvez-vous depuis… depuis combien de temps êtes-vous avec nous, déjà ? Presque un an ?

— Vous pensez trop, les savants ! lança étourdiment Miss Pefko. (Elle rit de façon idiote. La bienveillance du Dr Breed avait fait sauter tous les plombs de son système nerveux. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même.) Vous pensez tous trop.

Une grosse femme essoufflée, à l’air résigné, vêtue d’une salopette répugnante, nous doubla d’une allure traînante et entendit ce qu’avait dit Miss Pefko. Elle se détourna pour examiner le Dr Breed, d’un regard de reproche impuissant. Elle haïssait ceux qui pensaient trop. À ce moment, elle me donna très nettement l’impression d’être assez représentative de presque toute l’humanité.

L’expression de cette grosse femme laissait entendre qu’elle deviendrait folle sur-le-champ si quiconque se mettait à penser un petit peu plus.

— Si vous y réfléchissez, dit le Dr Breed, vous verrez que tout le monde pense à peu près autant. Les savants envisagent seulement les choses d’une certaine façon, tandis que les autres les envisagent différemment.

— Beuh, borborygma Miss Pefko. Moi, je tape sous la dictée du Dr Horvath, et c’est comme si j’entendais une langue étrangère. Je ne crois pas que je pourrais comprendre – même si je devais aller à l’université. Et il est peut-être tout le temps en train de me parler d’un truc qui va chambouler le monde entier, comme la bombe atomique… Quand je rentrais de l’école, maman me demandait ce qui s’était passé dans la journée, et je lui racontais… Maintenant, quand je rentre du travail et qu’elle me pose la même question, tout ce que je trouve à dire, c’est… (Miss Pefko secoua la tête, ses lèvres écarlates soudain toutes molles et pendantes)… j’sais pas, j’sais pas, j’sais pas.

— S’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, l’encouragea le Dr Breed, demandez au Dr Horvath de vous l’expliquer. Il explique très bien. (Il se tourna vers moi :) Le Dr Hoenikker disait volontiers qu’un scientifique incapable d’expliquer ce qu’il fait à un enfant de huit ans est un charlatan.

— Alors, je suis plus bête qu’un enfant de huit ans, se lamenta Miss Pefko. Je ne sais même pas ce que c’est qu’un charlatan.

 

Ou même du jardin d’enfants

Quatre marches de granit menaient au laboratoire de recherche, un austère immeuble de brique à cinq étages. À l’entrée, nous passâmes entre deux gardes armés de façon impressionnante.

Miss Pefko montra au garde de gauche le macaron rose qu’elle portait à la pointe du sein gauche : Confidentiel.

Le Dr Breed fit voir au garde de droite le macaron noir qui ornait le souple revers de sa veste : Ultra-secret. Puis, cérémonieusement, il m’entoura les épaules de son bras, sans toutefois me toucher, pour indiquer au garde que j’étais sous son auguste protection et surveillance.

Je souris à l’un des gardes. Il ne me rendit pas mon sourire. Il n’y a rien de drôle dans la sûreté nationale. Rien du tout.

Pensifs, le Dr Breed, Miss Pefko et moi traversâmes le hall d’apparat du laboratoire, en direction des ascenseurs.

— Demandez donc au Dr Horvath de vous expliquer quelque chose un de ces jours, dit le Dr Breed à Miss Pefko. Vous verrez qu’il vous répondra gentiment et avec clarté.

— Il faudrait qu’il recommence au niveau de l’école primaire… ou même du jardin d’enfants, dit-elle. Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas comprises en classe.

— Il en va de même pour nous tous, convint le Dr Breed. Nous devrions tous recommencer, de préférence à partir du jardin d’enfants.

Nous regardâmes la réceptionniste mettre en marche les nombreuses maquettes éducatives qui tapissaient les murs du hall. C’était une grande fille mince, glaciale, pâle, qui effleurait ses manettes d’un doigt précis. Des lumières se mirent à clignoter, des roues à tourner, des bocaux à bouillonner, des sonneries à carillonner.

— C’est de la magie ! déclara Miss Pefko.

— Je regrette d’entendre un membre de la famille du laboratoire utiliser ce trouble mot médiéval, dit le Dr Breed. Il n’est pas une seule de ces maquettes qui ne s’explique d’elle-même. Elles sont spécialement conçues pour ne pas mystifier, précisément. Elles représentent l’antithèse même de la magie.

— Le quoi de la magie ?

— Le contraire de la magie.

— Ce n’est pas avec moi que vous le prouverez, dit Miss Pefko. (Le Dr Breed eut l’air un tout petit peu irrité.) En tout cas, dit-il, nous ne cherchons pas à mystifier. Accordez-nous au moins ça.

 

Le service de frappe

Debout sur son bureau dans l’antichambre directoriale, la secrétaire du Dr Breed suspendait au plafonnier un lampion de Noël en forme de cloche, plissé en accordéon.

— Écoutez, Naomi, s’écria le Dr Breed, nous n’avons pas eu d’accident fatal depuis six mois ! N’allez pas tout gâcher en tombant à bas de votre bureau.

Miss Naomi Faust était une vieille dame enjouée et desséchée. J’imagine qu’elle avait servi le Dr Breed toute sa vie, à lui et à elle.

— Je suis indestructible, dit-elle en riant. Et même si je tombais, les anges de Noël me rattraperaient.

— Il arrive qu’ils ratent leur coup, dit le Dr Breed.

Deux guirlandes de papier, plissées en accordéon elles aussi, pendaient du battant de la cloche. Miss Faust en tira une, qui se déplia avec un bruit de colle pour former une longue banderole sur laquelle était inscrit un message.

— Tenez, dit Miss Faust en tendant l’extrémité libre au Dr Breed, tirez à fond et punaisez le bout au tableau d’affichage.

Le Dr Breed obéit, en prenant du recul pour déchiffrer le message.

— Paix sur Terre ! lut-il à voix haute, du fond du cœur.

Miss Faust descendit de son bureau avec l’autre guirlande, qu’elle déploya. Celle-ci disait : « Aux hommes de bonne volonté. »

— Ma parole, dit le Dr Breed avec un petit gloussement, mais même Noël est lyophilisé maintenant ! C’est très gai, très gai.

— Et j’ai aussi pensé aux chocolats pour les employés du service de frappe. Vous êtes fier de moi, j’espère !

Le Dr Breed se toucha le front, consterné de sa distraction.

— Mon Dieu ! Ça m’était complètement sorti de l’esprit !

— Nous ne devons jamais l’oublier, dit Miss Faust. C’est devenu une tradition – le Dr Breed et ses chocolats pour le service de frappe. (Elle m’expliqua ce qu’était le service de frappe, situé au sous-sol du laboratoire.) Les employées y sont à la disposition de quiconque a accès à un dictaphone.

D’un bout à l’autre de l’année, dit-elle, ces filles écoutaient les voix sans visages des savants qui leur faisaient porter des disques de dictaphone par des estafettes. Une fois par an, elles sortaient de leur blockhaus pour aller chanter un hymne de Noël et recevoir leurs bouchées au chocolat du Dr Breed.

— Elles servent la science, elles aussi, témoigna le Dr Breed, même si elles n’y comprennent pas un traître mot. Que Dieu les bénisse, toutes tant qu’elles sont !

 

Ce qu’il y a de plus précieux sur terre

Une fois dans le bureau personnel du Dr Breed j’essayai de mettre mes idées en ordre afin d’obtenir une interview qui tienne debout. Je découvris que ma santé mentale ne s’était pas améliorée. Et quand je commençai à poser au Dr Breed des questions sur le jour de la bombe, je m’aperçus que les centres de mon cerveau qui commandent les relations publiques avaient été intoxiqués par l’alcool et le poil de chat brûlé. Chaque question que je posais donnait à entendre que les créateurs de la bombe atomique avaient été les complices d’un meurtre crapuleux.

D’abord surpris, le Dr Breed se fâcha bientôt. Il prit ses distances et grommela :

— Je crois comprendre que vous n’aimez guère les scientifiques.

— Je ne dirai pas ça, monsieur.

— Le but de toutes vos questions semble être de me faire admettre que les scientifiques sont des gribouilles sans cœur ni conscience, indifférents au sort du reste de l’humanité, si tant est qu’ils fassent réellement partie de l’espèce humaine.

— Disons que c’est très exagéré.

— Pas plus exagéré que ce que vous allez mettre dans votre livre, apparemment. Je croyais que vous vous proposiez d’écrire une biographie honnête et objective de Felix Hoenikker – ce qui serait une des tâches les plus importantes que pourrait s’assigner un jeune auteur à notre époque. Mais non, vous arrivez ici avec des notions préconçues sur les savants fous. Où avez-vous déniché ces idées ? Dans les bandes dessinées ?

— Pour ne citer qu’une source, auprès du fils de Felix Hoenikker.

— Lequel ?

— Newton, dis-je (J’avais sur moi la lettre du petit Newt, et je la lui montrai.) Quelle taille a Newt, à propos ?

— Il n’est pas plus grand qu’un porte-parapluies, dit le Dr Breed, qui fronçait les sourcils en lisant la lettre de Newt.

— Les autres enfants sont normaux ?

— Mais oui ! Je suis désolé de vous décevoir, mais les scientifiques ont des enfants normaux comme tout le monde.

Je fis de mon mieux pour calmer le Dr Breed et le convaincre que je me proposais vraiment de brosser un portrait fidèle du Dr Hoenikker.

— Je n’avais pas d’autre motif en venant ici que de noter exactement ce que vous me diriez au sujet du Dr Hoenikker. La lettre de Newt n’est qu’un commencement, et j’en pèserai les termes en regard de ce que vous m’apprendrez.

— J’en ai par-dessus la tête des gens qui comprennent de travers ce qu’est un savant et ce qu’il fait.

— Je ferai de mon mieux pour dissiper ce malentendu.

— La majorité de nos compatriotes ne comprend même pas ce qu’est la recherche pure.

— Je vous serais reconnaissant de me l’expliquer.

— Ce n’est pas chercher à réaliser un meilleur filtre à cigarette, ni un chiffon démaquillant plus doux ni une peinture d’ameublement qui dure plus longtemps. Quelle misère ! Tout le monde parle de recherche et il n’y a pratiquement personne dans ce pays qui s’y livre.

Quand les autres compagnies se vantent de leurs recherches, elles parlent en fait de techniciens industriels, de tâcherons en blouses blanches qui travaillent à partir de recettes de cuisine et dont le rêve est de doter le prochain modèle d’Oldsmobile d’un essuie-glace perfectionné.

— Tandis qu’ici… ?

— Ici, et dans un nombre scandaleusement restreint d’autres entreprises américaines, on paie des hommes pour accroître la connaissance pure, pour ne travailler que dans ce dessein.

— C’est très généreux de la part de la Compagnie générale des forges et fonderies.

— La générosité n’a rien à voir là-dedans. Les connaissances nouvelles sont ce qu’il y a de plus précieux sur terre. Plus nous disposons de vérités sur lesquelles travailler, plus nous nous enrichissons.

Si j’avais été bokononiste alors, cette déclaration m’aurait fait hurler.

 

Plus de boue

— Dois-je comprendre, demandai-je au Dr Breed, que dans ce laboratoire, on ne dit à personne ce qu’il doit faire ? Qu’on ne suggère même pas aux chercheurs une direction possible de travail ?

— Certains passent leur temps à suggérer ceci ou cela, mais il n’est pas dans la nature d’un spécialiste de la recherche pure de tenir compte des suggestions. Sa tête fourmille de projets qui lui sont propres, et nous ne voulons pas qu’il en soit autrement.

— A-t-on jamais essayé de suggérer des projets au Dr Hoenikker ?

— Bien entendu ! Des amiraux et des généraux, particulièrement. Ils le considéraient comme une espèce de magicien capable de rendre l’Amérique invincible rien qu’en remuant le petit doigt. Ils venaient ici soumettre toutes sortes de projets délirants – ils continuent à le faire, d’ailleurs. Le hic, c’est qu’en l’état actuel de nos connaissances, ces projets sont irréalisables. Les scientifiques du calibre du Dr Hoenikker sont précisément censés combler les petits vides. Je me souviens que peu de temps avant la mort de Felix, un général de Marines l’a harcelé pour qu’il trouve une solution au problème de la boue.

— De la boue ?

— Après avoir passé près de deux cents ans à patauger dans la boue, les Marines en ont eu assez, dit le Dr Breed. En tant que leur porte-parole, ce général a estimé qu’un progrès important serait accompli si les Marines n’avaient plus à se battre dans la boue.

— Qu’avait-il au juste derrière la tête ?

— L’absence de boue. Plus de boue.

— Je suppose, théorisai-je, que ce serait possible en faisant intervenir des montagnes d’un produit chimique quelconque ou des tonnes de machines appropriées…

— Ce que le général avait en tête, c’était une petite capsule ou une petite machine. Non seulement les Marines en avaient assez de la boue, ils en avaient également assez de transporter des charges encombrantes. Ils voulaient quelque chose de petit. Pour changer.

— Qu’a dit le Dr Hoenikker ?

— À sa façon… ludique – et il était toujours ludique.

— Felix a émis l’hypothèse d’un simple grain de quelque chose, même microscopique, qui pourrait rendre d’infinies étendues de gadoue, de marais, de marécages, de torrents, de mares, de sables mouvants et de fondrières aussi solides que ce bureau.

Le Dr Breed frappa fortement le bureau de son vieux poing moucheté de petites taches rondes. Le bureau, en forme de haricot, était en acier vert d’eau. Un seul Marine pourrait porter une quantité suffisante de cette matière pour dégager une division blindée enlisée dans les marais de Floride. Selon Felix, il suffirait pour cela d’un seul soldat portant le produit sous l’ongle de son petit doigt.

— C’est impossible.

— C’est ce que vous diriez, ce que je dirais, ce que tout le monde, pratiquement, dirait. Pour Felix, qui considérait le problème comme un jeu, c’était tout à fait possible. Le miracle avec Felix – et j’espère sincèrement que vous mettrez ça quelque part dans votre livre – c’est qu’il abordait les vieux problèmes comme s’ils étaient tout nouveaux.

— J’ai un peu l’impression d’être Francine Pefko et les employées du service de frappe réunies, dis-je. Le Dr Hoenikker ne serait jamais parvenu à m’expliquer comment une particule logée sous un ongle pourrait rendre un marais aussi solide que votre bureau.

— Je vous ai dit que Felix expliquait très bien…

— Tout de même…

— Il a bien su me l’expliquer, dit le Dr Breed, et je suis certain de pouvoir vous l’expliquer à mon tour. Le problème est le suivant : comment tirer les Marines de la boue. D’accord ?

— D’accord.

— Parfait, dit le Dr Breed. Suivez-moi attentivement. Allons-y !

 

La glace-9

— Il existe plusieurs façons, me dit le Dr Breed, selon lesquelles certains liquides peuvent se cristalliser – peuvent geler – plusieurs façons selon lesquelles leurs atomes peuvent s’empiler et s’enclencher suivant une disposition ordonnée et rigide.

Et cet homme aux mains tachetées de marques de vieillesse m’invita à songer aux différentes façons dont on peut entasser des boulets de canon dans une cour d’honneur, des oranges dans une caisse.

— Il en va de même pour les atomes des cristaux ; et deux différents cristaux de la même substance peuvent avoir des propriétés physiques très différentes.

Il me parla d’une usine qui avait cultivé de gros cristaux de tartrate d’éthylène diamine. Ces cristaux, dit-il, étaient utilisés pour certaines opérations de fabrication. Mais un beau jour, on s’était aperçu que les cristaux cultivés par l’usine ne jouissaient plus des propriétés voulues. Les atomes avaient commencé à s’empiler et à s’imbriquer – à geler d’une façon différente. Le liquide qui se cristallisait, lui, n’avait pas changé, mais les cristaux qu’il formait étaient devenus, en ce qui concernait leurs applications industrielles, de la crotte de bique pure et simple.

Comment cela s’était-il produit ? Mystère. Mais le responsable théorique était ce que le Dr Breed appelait un « germe ». Il entendait par là un minuscule grain de la structure cristalline non désirée. Ce germe, venu Dieu sait d’où, avait appris aux atomes une nouvelle façon de s’empiler, de s’imbriquer, de geler.

— Revenons maintenant aux boulets de canon dans la cour d’honneur et aux oranges dans la caisse, dit-il. (Et il m’aida à voir comment la structure des couches inférieures de boulets et d’oranges déterminait la façon selon laquelle chaque couche suivante allait s’empiler et s’imbriquer.) La couche du bas est le germe qui détermine le comportement de tous les boulets, de toutes les oranges à venir, même si leur nombre est infini.

« Supposez maintenant, gloussa Breed, qui commençait à prendre plaisir à son exposé, supposez qu’il existe plusieurs façons possibles pour l’eau de se cristalliser, de geler. Supposez que la sorte de glace sur laquelle nous patinons, que nous mettons dans nos apéritifs – ce que nous pourrions appeler la glace-1 – ne représente qu’un type de glace parmi plusieurs autres. Supposez que sur terre, l’eau ne gèle toujours sous forme de glace-1 que parce qu’il n’existe pas de germe pour lui apprendre à former de la glace-2, de la glace-3, de la glace-4… Et supposez, ajouta-t-il en martelant de nouveau son bureau de sa main de vieillard, qu’il existe une forme, que nous appellerons la glace-9 – un cristal aussi dur que ce bureau – possédant un point de fusion de, disons, 37°C, ou mieux encore, 55°C…»

— Continuez, dis-je, je vous suis toujours.

Le Dr Breed fut interrompu par des chuchotements en provenance du bureau de Miss Faust, des chuchotements bruyants et de mauvais augure. C’étaient les employés du service de frappe qui murmuraient entre elles.

Elles se préparaient à chanter dans l’antichambre directoriale. Et elles chantèrent, juste comme nous apparaissions dans l’embrasure de la porte, le Dr Breed et moi. Elles étaient bien une centaine, et chacune s’était déguisée en choriste au moyen d’un col en papier machine 87 g fermé par un trombone. Elles chantèrent admirablement.

Surpris, je me laissai émouvoir avec sensiblerie. Je suis toujours bouleversé par ce trésor rarement sollicité : la suavité avec laquelle chantent la plupart des jeunes filles.

Elles chantèrent Ô Bethléem, et je n’oublierai pas de sitôt leur interprétation de ces deux vers :

 

Les espoirs et les craintes de toujours

Sont ici avec nous en ce jour.

 

En avant, les Marines !

Lorsque, avec l’aide de Miss Faust, le vieux savant eut distribué les chocolats de Noël aux dactylos, nous retournâmes dans son bureau.

— Où en étions-nous ? fit-il une fois installé. Ah oui ! (Et le vieillard me demanda d’imaginer avec lui une unité de Marines immobilisée dans quelque marécage perdu.) Tout est embourbé, se plaignit-il. Camions, tanks, obusiers, tout s’enfonce dans la boue parmi les miasmes pestilentiels.

Il leva un doigt et cligna un œil.

— Mais supposez, jeune homme, qu’un seul Marine ait sur lui une minuscule capsule contenant un germe de glace-9 qui permettrait aux atomes de l’eau de s’empiler et de s’imbriquer, de geler d’une autre façon. Si ce Marine jetait ce germe dans la première flaque venue… ?

— La flaque gèlerait ? devinai-je.

— Et toute la gadoue autour de cette flaque ?

— Elle gèlerait ?

— Et toutes les flaques dans la gadoue gelée ?

— Elles gèleraient ?

— Et les mares et les ruisseaux dans la gadoue gelée ?

— Ils gèleraient ?

— Et comment ! s’écria-t-il. Les United States Marines s’arracheraient au marais, et en avant, marche !

 

Représentant de la presse à sensation

— Ça existe vraiment, ce truc ? demandai-je.

— Non, non, non, non, dit le Dr Breed, perdant de nouveau patience. Si je vous ai dit tout cela, c’est uniquement afin de vous donner un aperçu de la façon extraordinairement neuve qu’avait généralement Felix d’aborder un vieux problème. Ce que je viens de vous raconter, c’est ce qu’il a dit au général de Marines venu le harceler au sujet de la boue. Felix déjeunait toujours seul à la cantine. Nous avions tous pour règle de ne jamais nous asseoir à sa table, afin de ne pas interrompre le cours de ses réflexions. Mais ce général de Marines s’est imposé sans façon, a approché une chaise et a commencé à parler de ses problèmes de boue. Je viens seulement de vous répéter ce que Felix lui a répondu sur le coup.

— Ça… ça n’existe donc vraiment pas ?

— Je viens de vous dire que ça n’existe pas ! s’écria le Dr Breed avec humeur. Felix est mort peu de temps après ! Et si vous aviez écouté ce que j’ai essayé de vous expliquer à propos des chercheurs purs, vous ne poseriez pas une telle question ! Les spécialistes de la recherche pure travaillent à ce qui les fascine, et non à ce qui fascine les autres.

— Je ne puis m’empêcher de penser à ce marais…

— Cessez d’y penser, vous dis-je ! Ce marais était un exemple, et j’en ai fini avec lui.

— Si les ruisseaux qui courent à travers le marais gelaient et devenaient de la glace-9, qu’adviendrait-il des rivières et des lacs dans lesquels ils se jettent ?

— Ils gèleraient. Mais la glace-9 n’existe pas.

— Et les océans dans lesquels se jettent les fleuves gelés ?

— Ils gèleraient, bien sûr ! jeta-t-il sèchement. Je suppose que vous allez vous précipiter pour lancer sur le marché un article sensationnel sur la glace-9. Je vous le répète, la glace-9 n’existe pas !

— Et les sources qui alimentent les lacs et les ruisseaux gelés ? Et toutes les nappes souterraines d’où proviennent ces sources ?

— Tout gèlerait, bon Dieu ! s’écria-t-il. Mais si j’avais su que vous étiez un représentant de la presse à sensation, ajouta-t-il en se levant majestueusement, je n’aurais pas perdu une minute de mon temps avec vous !

— Et la pluie ?

— En tombant, elle se transformerait en petits grêlons de glace-9 – et ce serait la fin du monde ! C’est également la fin de cet entretien ! Au revoir !

 

Sa dernière fournée

Le Dr Breed se trompait au moins sur un point : la glace-9 existait bel et bien. Et la glace-9 se trouvait sur terre.

La glace-9 était le dernier cadeau offert à l’humanité par Felix Hoenikker avant sa légitime expiation.

Il l’avait fabriquée à l’insu de tous.

Il l’avait fabriquée sans laisser derrière lui aucun document témoignant de ses travaux.

Certes, cette création avait exigé un matériel complexe, mais ce matériel existait déjà au laboratoire de recherche. Le Dr Hoenikker n’avait eu qu’à solliciter des collègues, emprunter çà et là, séduire et importuner dans un esprit de voisinage. Et puis un beau jour, il avait, si l’on peut dire, démoulé sa dernière fournée.

Il avait fabriqué un cristal de glace-9, d’un blanc bleuté, dont le point de fusion était 45,7°C.

Felix Hoenikker avait mis le cristal dans un petit flacon et avait glissé celui-ci dans sa poche. Après quoi il s’était rendu à sa villa du cap Cod avec ses trois enfants dans l’intention d’y fêter Noël.

Angela avait alors trente-quatre ans, Frank en avait vingt-quatre, le petit Newton dix-huit.

Leur père était mort la veille de Noël. Il n’avait parlé de la glace-9 qu’à ses enfants.

Ceux-ci s’étaient partagé la glace-9.

 

Définition du wampeter

Ce qui m’amène au concept bokononiste de wampeter.

Le wampeter est le pivot d’un karass. Tout comme il n’est pas de roue sans moyeu, nous dit Bokonon, il n’existe pas de karass sans wampeter.

Le wampeter peut être n’importe quoi : un arbre, une pierre, un animal, une idée, un livre, une mélodie, le Saint-Graal. Quelle que soit sa nature, les membres d’un karass gravitent autour de lui dans le majestueux chaos d’une nébuleuse spirale. Bien entendu, les révolutions décrites par les membres d’un karass autour de leur wampeter commun sont des orbites spirituelles. Ce sont des âmes, non des corps, qui gravitent. Bokonon ne nous invite-t-il pas à chanter :

 

Tournons, tournons, tournons, tournons,

Ailes d’étain et pieds de plomb… ?

 

Et Bokonon nous dit qu’un wampeter en chasse un autre.

En vérité, à tout moment, un karass possède deux wampeters, dont l’un croît en importance tandis que l’autre est sur son décours.

Et je suis presque certain que tandis que je m’entretenais avec le Dr Breed à Ilium, le wampeter qui, dans mon Karass, arrivait à épanouissement, n’était autre que cette forme cristalline de l’eau, cette gemme bleuâtre, ce germe funeste qui avait nom : glace-9.

Tandis que je parlais avec le Dr Breed à Ilium, Angela, Franklin et Newton Hoenikker avaient en leur possession des germes de glace-9, autant de gouttes, si j’ose dire, de la semence paternelle.

Ce qu’il allait advenir de ces trois gouttes de semence était, j’en suis convaincu, d’une importance capitale pour mon karass.

 

Le rôle principal

Mais assez parlé pour l’instant du wampeter de mon karass.

À l’issue de mon désagréable entretien avec le Dr Breed au laboratoire de la Compagnie générale des forges et fonderies, je fus remis aux mains de Miss Faust. Elle avait ordre de me raccompagner jusqu’à la porte de sortie de l’immeuble, mais j’obtins toutefois d’elle qu’elle me montre auparavant le laboratoire de feu le Dr Hoenikker.

En chemin, je lui demandai si elle avait bien connu le Dr Hoenikker. Elle me fit une réponse franche et intéressante, qu’elle accompagna d’un sourire piquant.

— À mon avis, on ne pouvait pas le connaître, me dit cette aimable vieille dame. Comment dire… ? En général, quand on dit qu’on connaît très bien quelqu’un, ou un petit peu, on fait allusion à des secrets que cette personne vous a confiés ou non, à des confidences intimes, des histoires de famille ou d’amour. Il y avait bien des secrets de ce genre dans la vie du Dr Hoenikker comme dans celle de tout un chacun, mais ils ne jouaient pas le rôle principal.

— Qu’est-ce donc qui jouait le rôle principal ? lui demandai-je.

— Le Dr Breed dit volontiers que c’était la vérité qui importait pour le Dr Hoenikker.

— Vous n’avez pas l’air d’être d’accord.

— Je ne sais pas si je suis d’accord ou non. Ce qu’il y a, c’est que j’ai du mal à comprendre comment la vérité, à elle seule, pourrait suffire à quelqu’un.

Miss Faust était mûre pour le bokononisme.

 

Qu’est-ce que Dieu ?

— Avez-vous jamais parlé avec le Dr Hoenikker ? demandai-je à Miss Faust.

— Bien sûr ! À maintes reprises.

— Avez-vous gardé le souvenir particulier d’une conversation parmi d’autres ?

— Oui. Une fois, il m’a mise au défi de lui dire quelque chose qui soit absolument vrai. Alors, je lui ai dit : « Dieu est amour. »

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Il a dit : « Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’amour ? »

— Hum !

— Mais quoi qu’ait pu dire le Dr Hoenikker, ajouta Miss Faust, Dieu est vraiment amour, vous savez.

 

Les Martiens

La pièce qui avait servi de laboratoire au Dr Hoenikker se trouvait au cinquième étage, le dernier de l’immeuble.

L’embrasure de la porte était barrée d’un cordon pourpre. Au mur, une plaque de cuivre expliquait pourquoi cette pièce était sacrée :

LE Dr FELIX HOENIKKER, PRIX NOBEL DE

PHYSIQUE.

A PASSE ICI LES VINGT-SEPT DERNIERES

ANNEES DE SA VIE.

« OÙ IL SE TROUVAIT, LA ETAIT LA FRONTIERE DU SAVOIR. »

L’IMPORTANCE DE CET HOMME

DANS L’HISTOIRE DE L’HUMANITE

EST INESTIMABLE.

 

Miss Faust s’offrit à baisser le cordon afin que je puisse entrer et frayer plus intimement avec les éventuels fantômes enfermés là.

J’acceptai.

Le labo est tel qu’il l’a laissé, dit-elle, si ce n’est qu’une des paillasses était encombrée d’élastiques.

— D’élastiques ?

— Oui. J’ignore à quoi ils servaient. Comme j’ignore à quoi servait tout ce fatras.

Le savant avait laissé son labo dans l’état d’un capharnaüm. Mon attention fut d’emblée attirée par la quantité de petits joujoux qui traînaient un peu partout.

Je remarquai un cerf-volant de papier à l’armature brisée ; un gyroscope, ficelle enroulée, prêt à vrombir et à trouver son équilibre ; une toupie ; un aquarium contenant un château et deux tortues d’eau douce.

— Il adorait les jouets à deux sous, dit Miss Faust.

— Ça m’en a tout l’air.

— Il a réalisé quelques-unes de ses plus célèbres expériences avec un matériel ayant coûté moins d’un dollar.

— Il n’y a pas de petites économies.

On remarquait aussi, bien sûr, de nombreux appareils classiques de laboratoire, mais ils avaient l’air de ternes accessoires à côté de la camelote colorée des jouets.

— Je ne crois pas qu’il ait jamais répondu à une lettre, murmura rêveusement Miss Faust. Quand on voulait une réponse, il fallait lui téléphoner ou venir le voir.

Sur le bureau, une photo encadrée me tournait le dos.

— Sa femme ? hasardai-je.

— Non.

— Un de ses enfants ?

— Non.

— Lui-même ?

— Non.

Je me décidai à regarder. La photo représentait un humble petit monument aux morts devant la cour d’honneur d’une mairie rurale. Une partie du monument égrenait les noms des villageois morts au cours de diverses guerres et, croyant que cette plaque constituait la raison d’être de la photo, je m’attendais à demi à y trouver le nom d’un Hoenikker. Il n’y en avait pas.

— C’était une de ses manies, dit Miss Faust.

— Quoi donc ?

— Photographier les piles de boulets de canon dans les cours d’honneur. Il semble que sur cette photo, ils s’empilent de façon tout à fait insolite.

— Ah !

— Il était lui-même insolite.

— Je veux bien le croire.

— Il est possible que dans un million d’années, tout le monde soit aussi intelligent que lui, et qu’on voie les choses à sa façon. Mais comparé à l’homme moyen d’aujourd’hui, il était aussi différent qu’un visiteur venu de Mars.

— Peut-être était-il vraiment un Martien, suggérai-je.

— Ce qui expliquerait bien des choses au sujet de ses trois étranges enfants.

 

Incassable

Tandis que nous attendions un ascenseur pour redescendre, Miss Faust exprima l’espoir que nous n’ayons pas la cabine n°5. Avant que j’aie pu lui demander s’il s’agissait là d’un vœu raisonnable, la cabine n°5 arriva.

Son liftier était un très vieux petit Noir du nom de Lyman Enders Knowles. Knowles était fou, j’en suis presque certain, d’une folie agressive : chaque fois qu’il estimait avoir marqué un point dans la conversation, il s’attrapait par le derrière en s’écriant : « Oui, oui ! »

— Salut, petites têtes de nénuphars et de roues à aubes ! Frères anthropoïdes, salut ! nous lança-t-il à Miss Faust et à moi.

— Rez-de-chaussée, dit fraîchement Miss Faust.

Pour fermer la porte et nous faire descendre, Knowles n’avait qu’à appuyer sur un bouton, mais il n’était pas encore disposé à le faire. Pas avant des années, peut-être.

— Un type m’a dit que ces ascenseurs-là, c’était de l’architecture Inca, annonça-t-il. J’en avais jamais rien su. Alors je lui ai demandé : « Et moi, qu’est-ce que je suis dans l’affaire : un Incassable ? » Oui, oui ! Et pendant qu’il digérait ça, je lui ai balancé une question qui l’a forcé à se creuser encore un peu plus la cervelle ! Oui, oui !

— Est-ce que nous pouvons descendre, monsieur Knowles ? supplia Miss Faust.

— Je lui ai dit, poursuivit Knowles, ici, c’est un laboratoire de recherche. Re-chercher, ça veut bien dire chercher de nouveau, non ? Ça veut dire qu’ils cherchent de nouveau un truc qu’ils ont perdu, qui a réussi à disparaître et qu’il faut qu’ils retrouvent. Pourquoi ont-ils construit un immeuble comme celui-ci, avec des ascenseurs incassables et tout le bataclan, pourquoi y ont-ils installé tous ces cinglés ? Qu’est-ce qu’on a perdu, et qui est responsable ? Oui, oui !

— C’est très intéressant, soupira Miss Faust. Maintenant, pouvons-nous descendre ?

— C’est la seule direction possible, aboya Knowles. On est au dernier étage. Vous me demanderiez d’aller plus haut que je ne pourrais pas, même pour vous faire plaisir. Oui, oui !

— Donc, descendons, dit Miss Faust.

— Dans un instant. Monsieur est allé rendre hommage au Dr Hoenikker ?

— Oui, fis-je. Vous le connaissiez ?

— Intimement, dit-il. Vous savez ce que j’ai dit quand il est mort ?

— Non.

— J’ai dit : « Le Dr Hoenikker, il est pas mort. »

— Ah oui ?

— Il est entré dans une nouvelle dimension, c’est tout. Oui, oui !

Il appuya sur un bouton et nous descendîmes.

— Avez-vous connu les enfants Hoenikker ? lui demandai-je.

— Des morveux pleins de morve, dit-il. Oui, oui !

 

Les chers absents

Il y avait une dernière chose que je voulais faire à Ilium : prendre une photo de la tombe du savant. Je retournai donc à l’hôtel. Sandra n’était plus dans ma chambre. Je pris mon appareil de photo et sautai dans un taxi.

Il tombait toujours une neige mouillée, grise et acide. Je songeai qu’avec un temps pareil, la tombe du vieux ferait une bonne photo, qui pourrait peut-être même illustrer la jaquette de mon livre.

À l’entrée du cimetière, le gardien m’expliqua comment trouver la concession Hoenikker.

— Vous ne pouvez pas la rater. C’est le plus grand monument de tout le cimetière.

Il n’avait pas menti. C’était une stèle, un phallus d’albâtre de six mètres de haut sur un mètre de diamètre. Elle était gaufrée de neige fondue.

— Grand Dieu ! m’exclamai-je en riant comme je descendais de taxi avec mon appareil. Voilà qui me semble assez bien choisi pour célébrer la mémoire du père de la bombe atomique !

Je demandai au chauffeur s’il voulait bien poser à côté du monument pour donner une idée de l’échelle. Puis je lui demandai de balayer de la main un peu de neige afin qu’on puisse voir le nom du défunt.

Ce qu’il fit.

Et Dieu m’est témoin que nous vîmes apparaître sur la colonne, en lettres de quinze centimètres, l’inscription suivante :

 

MÈRE

 

Tu n’es qu’assoupie

— Mère ? fit le chauffeur, incrédule.

Je dégageai plus de neige et découvris ce poème :

 

Maman, maman, c’est tous les jours

Que nous prions pour ton amour.

Angela Hoenikker

 

Et sous ce poème s’en trouvait un autre :

 

Tu n’es pas morte, maman,

Tu n’es qu’assoupie.

Ici faisons le serment

De sécher nos larmes.

Franklin Hoenikker

 

Et plus bas encore, incrusté dans la colonne, un carré de ciment portait l’empreinte d’une main de bébé. Sous l’empreinte, on lisait :

 

Baby Newt

 

— Si ça, c’est la mère, dit le chauffeur, qu’est-ce qu’ils ont dû ériger sur leur père !

En quelques mots obscènes, il décrivit le monument qui, selon lui, s’imposait.

Nous trouvâmes le père non loin de là. Son monument – tel qu’il l’avait, je devais l’apprendre plus tard, spécifié dans son testament – était un cube de marbre de quarante centimètres de côté.

« PERE », y lisait-on.

 

Un autre Breed

Comme nous quittions le cimetière, le chauffeur de taxi s’inquiéta de l’état de la tombe de sa propre mère. Il me demanda si cela m’ennuierait qu’il fasse un petit détour pour la voir.

C’était une petite pierre attendrissante – mais là n’est pas la question. Le chauffeur me demanda ensuite si je verrais un inconvénient à ce qu’il fasse un autre bref détour, pour s’arrêter cette fois chez un marchand de monuments funéraires juste en face du cimetière.

N’étant pas bokononiste alors, j’acquiesçai avec quelque humeur. Bokononiste, j’eusse envisagé allègrement d’aller n’importe où à la suggestion de n’importe qui. Ainsi que le dit Bokonon : « Les propositions de voyages singulières sont des leçons de danse données par Dieu. »

L’établissement funéraire était à l’enseigne d’Avram Breed et Fils. Tandis que mon chauffeur parlait avec le vendeur, j’errai parmi les monuments – des monuments vierges ne marquant encore la mémoire d’aucun événement.

Dans la salle d’exposition, je découvris ce qui devait être une petite plaisanterie de gens du métier : un ange de pierre était surmonté d’une touffe de gui tandis que des branches de cèdre s’amoncelaient sur son piédestal et qu’un collier d’ampoules d’arbre de Noël lui pendait au cou.

— Combien ? demandai-je au vendeur.

— Pas à vendre. Cet ange est centenaire. C’est mon arrière-grand-père, Avram Breed, qui l’a sculpté.

— Votre maison est donc si ancienne ?

— Oui.

— Et vous êtes vous-même de la famille ?

— La quatrième génération de Breed dans cette maison.

— Seriez-vous par hasard apparenté au Dr Asa Breed, le directeur du laboratoire de recherche ?

— C’est mon frère.

Il me dit s’appeler Marvin Breed.

— Le monde est petit, dis-je.

— Quand on le fourre dans un cimetière, oui.

Marvin Breed était gras et vulgaire, malin et sentimental.